L'événement. Fuyant les villages bombardés, les hommes campent au beau milieu du désert
Dans ce camp misérable relégué à plus de 10 kilomètres de Mehtarlam, la capitale de la province de Laghman, à l’est de Kaboul, Matan, 50 ans, a regroupé les enfants de
ses proches et veille sur eux. Il lance : «On souhaitait juste la tranquillité. On ne voulait pas des talibans. Mais on ne peut se défendre quand ils viennent dans nos villages. Pourquoi personne ne comprend ça?
«Les frappes ont commencé à 3 h 30 le mardi matin, et elles ont duré jusqu’à 13 heures, 70 bombes sont tombées», dit Matan, cet habitant de Garauch. Les villageois accusent les avions français, ce que dément l’état-major. Matan vit dans un dénuement absolu, avec les survivants de sa «famille» : les cousins, les proches. Plus de 2 000 réfugiés se partagent quelques bâches jetées sur des piquets en guise de tentes. Matan n’a pu emporter que quelques vêtements. Un vent brûlant balaie ces plateaux qui deviendront glacials cet hiver. Les troupeaux de chèvres et de moutons ont été hachés par les bombes : la vie de ces agriculteurs éleveurs s’arrête donc là. Leurs villages ne sont que ruines. Dans les décombres de sa maison, Sargul n’a même pas pu retrouver les corps de sa femme et de sa belle-fille. Il a sauvé sa fille Zarmina et pris la route. Il n’a plus rien à perdre, alors il dit qu’il écoutera les talibans : «Je n’ai pas le choix.» Il n’est pas le seul...
par Eric de Lavarène
Photo Véronique de Viguerie
Le sang des victimes doit être lavé dans le sang des coupables, crie le vieil homme. Nos traditions l’exigent. On veut la tête des Français.» Il brandit un bracelet. «Ce bijou était à ma femme. Ils l’ont tuée.» Autour de lui, une douzaine de personnes sont réunies près du petit cimetière au bord de la route. Les drapeaux colorés des martyrs se dressent vers le ciel. Des fleurs en plastique et des petits objets ornent les tombes. La terre est encore fraîche. «On a enseveli leurs corps juste après les bombardements, dit Mounir, les mains crispées sur un foulard. Quand les soldats passent, ils n’ont même pas un regard pour eux.» Au même moment, une colonne de blindés file à vive allure vers le camp fortifié de Tagab. Les militaires français, tendus, le doigt sur la détente, regardent avec méfiance ce groupe de paysans. Ils ne sont plus les bienvenus et ils le savent. Shabor, un adolescent de 14 ans, ramasse une pierre, puis se ravise. Il y a quelques jours, il vivait encore avec son père dans le village de Jobah, à quelques centaines de mètres de la base de l’Otan. «Mon père était enseignant, dit Shabor, la gorge serrée. Son seul tort a été d’aller secourir les blessés après le premier bombardement. La deuxième bombe l’a tué sur le coup.» La fureur se lit sur son visage. Son regard se tourne vers la base, au loin dans la lumière tremblante de midi. A la fin de la première semaine d’août, l’Otan a bombardé Jobah pour débusquer les talibans qui s’y étaient infiltrés et attaquaient la base.
Etablis à Tagab, dans la province de Kapisa, début août, les militaires français rencontrent une résistance inattendue. Située à 50 kilomètres à peine de la capitale, «Kapisa est devenue une place stratégique pour les talibans, un accès direct à Kaboul et à la base américaine de Bagram, la plus importante du pays», indique un membre des services de renseignement afghans. Régulièrement accrochés, les soldats de l’Otan mènent, depuis quelques semaines, des opérations dans les villages. Les pertes civiles se comptent par dizaines. «Les militants lancent des attaques très rapides et se replient dans les villages. Ils se servent de la population comme bouclier humain», affirmait déjà, il y a quelques mois, le porte-parole de l’Otan à Kaboul. Place forte du seigneur de guerre Gulbuddin Hekmatyar, recherché par les Américains, Kapisa abrite aussi, depuis 2007, des combattants étrangers des réseaux Al-Qaïda, arabes, tchétchènes et quelques Européens. «Nous avons retrouvé la trace de djihadistes français», confie, sous couvert d’anonymat, un diplomate en poste à Islamabad, la capitale pakistanaise. Il ajoute : «Tous ces étrangers transitent par le Pakistan. Ils sont aidés par le député de Kapisa, proche des talibans, qui entretient une milice privée.»
Pour arriver à Kapisa, dans une voiture banalisée et accompagnés par un traducteur en contact avec les talibans, nous nous sommes faits, vêtus de vêtements afghans, le plus discrets possible. La route est déserte, balisée par des petits postes de police fortifiés. Kapisa, c’est une vallée posée contre les premiers contreforts de l’Hindu Kuch. Des paysages tourmentés et grandioses, difficiles, arides en été, gelés en hiver. «Il faut être fort pour tenir dans ces régions», soutenait en avril dernier un officier français, déjà surpris par la puissance de feu des ennemis. Sur place, impossible de s’attarder. Hors de la voiture, le temps est compté. Deux hélicoptères de combat nous survolent. Munis de caméras, ils épient chaque mouvement, chaque maison. A leur passage, le groupe du cimetière frisonne un peu. Le hurlement des rotors couvre l’appel à la prière qui retentit dans la vallée. Au bout d’une heure, notre interprète donne le signal du retour à Kaboul. «Pour vous, c’est maintenant que ça devient dangereux», lâche-t-il, inquiet, avant de dire une prière.
Si les soldats de l’Otan ont été plutôt bien accueillis dans le pays, aujourd’hui, plus de six ans et demi après le début de l’intervention, la colère monte. Selon la commission afghane des droits de l’homme, les bavures des forces internationales auraient fait près de 30 000 morts civils. Difficile à vérifier.
AU BAZAR, LES TALIBANS, EUX,
ACHETENT. ET PAIENT CASH
Dans la nuit du 18 au 19 août, au moment où les troupes françaises commençaient enfin à repousser l’attaque des rebelles islamistes, qui a coûté la vie à dix des leurs, près du village de Spir Kundai, les premiers bombardements ont commencé dans la province de Laghman. «Les talibans se sont repliés et ont rapidement été pris en chasse par les avions de l’Otan. Ils ont eu des morts et des blessés. Ils se sont séparés et sont entrés à Shagurian, Garauch et Baghbar, trois villages non loin du lieu de l’embuscade. Il y a là des dispensaires pour les premiers soins», explique dans un anglais parfait le gouverneur de la province. Cet ancien journaliste, au fin collier de barbe, ajoute, énervé : «Les bombardements ont duré trois jours. Ils ont fait 40 morts civils et des dizaines de blessés. Plus de 150 maisons ont été détruites. Les trois villages ont été évacués, le bétail est mort. Plus de 2 000 personnes sont désormais regroupées dans un camp, près de la ville.»
A la sortie de Mehtarlam, la capitale de Laghman, on découvre une étendue désertique, balayée par les vents, un mélange de rocaille et de poussière si fine qu’elle s’incruste dans de la peau. C’est là que sont installées les victimes des «bombardements des Français», comme on dit sur place. Pas d’eau, pas de sanitaires, presque pas de nourriture. Les abris sont faits de morceaux d’étoffes et de cartons. «On survit», se lamente Matan, 50 ans, qui a tout perdu. Cinq membres de sa famille sont morts, sa femme, un frère, un fils, deux neveux. Sa maison a été littéralement soufflée par les bombes. Il a juste eu le temps de prendre un tapis, quelques vêtements et un peu d’argent. Il reste assis par terre, ne bouge pas, prostré. «Je n’ai même plus la force de pleurer», murmure-t-il, indifférent à la chaleur qui frôle 35 °C. Puis il se lance, sans s’interrompre : «On souhaitait juste la tranquillité. On ne voulait pas des talibans, mais on ne voulait pas être tués par les soldats étrangers. On est devenu les premières victimes de cette guerre, qui détruit nos villages, nos jardins, nos récoltes. Qu’est-ce qu’on peut dire : tout le district est plein de talibans. On ne peut pas se défendre quand ils viennent dans nos villages. On ne peut pas les repousser. Pourquoi personne ne comprend ça. On est misérables.» De son côté, Sargul, coiffé du turban noir des talibans, fulmine : «C’était la terreur. On ne pouvait pas chercher nos enfants enfouis dans les décombres. On est tous partis en courant. Certains sont venus à pied jusqu’ici. Trois, quatre jours de marche. Sans rien.» Il inspire profondément, sèche une larme et reprend : «Que peut-on attendre de l’Otan? Qu’est-ce qu’on peut faire avec ce gouvernement? Ils tuent nos frères, nos familles. Ils nous promettent des compensations, mais on ne reçoit rien. On va résister, c’est la seule chose qui nous reste.»
Retour à Tagab. Face au camp des Français, dans la chaleur abrutissante, le petit bazar semble endormi. Deux ruelles en terre, bordées d’échoppes alignées. Décor de western. Sur place, des tissus colorés venus du Pakistan, de la vaisselle chinoise et des aliments mal conservés. Il y a même un magasin de téléphonie mobile. «Des talibans viennent parfois se fournir chez nous. Ils paient cash», affirme en souriant le vendeur.
Shabor, l’adolescent du cimetière, fustige un peu plus les troupes internationales : «Si ça continue, on ne vendra plus rien. S’ils bombardent encore nos villages, il n’y aura plus personne pour venir au bazar. Et puis, ils n’achètent rien ici, eux, contrairement aux talibans.» Sur un muret, une inscription, en pachtou, la langue locale, écrite avec maladresse, mais sans ambiguïté : «Etrangers, allez vous faire foutre!» m
Eric de Lavarène / Kaboul (Hamsa press
http://www.parismatch.com/parismatch/dans-l-oeil-de-match/reportages/afghanistan-les-civils-premieres-victimes-des-represailles/(gid)/49639
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